Chapitre 1
Ce matin-là, je reçus une lettre d’un genre nouveau :
Chère Amélie Nothomb,
Je suis soldat de 2e classe dans l’armée américaine, mon nom est Melvin Mapple, vous pouvez m’appeler Mel. Je suis posté à Bagdad depuis le début de cette fichue guerre, il y a plus de six ans. Je vous écris parce que je souffre comme un chien. J’ai besoin d’un peu de compréhension et vous, vous me comprendrez, je le sais.
Répondez-moi. J’espère vous lire bientôt.
Melvin Mapple
Bagdad, le 18/12/2008
Je crus d’abord à un canular. À supposer que ce Melvin Mapple existe, avait-il le droit de m’écrire de telles choses ? N’y avait-il pas une censure militaire qui n’eût jamais laissé passer le « fucking » devant « war » ?
J’examinai le courrier. Si c’était un faux, l’exécution en était remarquable. Une timbreuse américaine l’avait affranchi, un cachet irakien l’avait estampillé. Ce qui faisait le plus vrai était la calligraphie : cette écriture américaine de base, simple et stéréotypée, que j’avais tellement observée lors de mes séjours aux États-Unis. Et ce ton direct, d’une légitimité indiscutable.
Quand je ne doutai plus de l’authenticité de la missive, je fus frappée par la dimension la plus incroyable d’un tel message : s’il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’un soldat américain vivant de l’intérieur cette guerre depuis le début souffre « comme un chien », il était hallucinant qu’il me l’écrive à moi.
Comment avait-il entendu parler de moi ? Certains de mes romans avaient été traduits en anglais et avaient eu aux États-Unis un accueil plutôt confidentiel, cinq années auparavant. J’avais déjà reçu sans surprise des plis de militaires belges ou français qui, le plus souvent, demandaient des photos dédicacées. Mais un 2e classe de l’armée américaine basé en Irak, cela me dépassait.
Savait-il qui j’étais ? À part l’adresse de mon éditeur correctement libellée sur l’enveloppe, rien ne le prouvait. « J’ai besoin d’un peu de compréhension et vous, vous me comprendrez, je le sais. » Comment pouvait-il savoir que moi, je le comprendrais ? À supposer qu’il ait lu mes livres, ceux-ci étaient-ils les témoignages les plus flagrants de la compréhension et de la compassion humaines ? Tant qu’à être une marraine de guerre, le choix de Melvin Mapple me laissait perplexe.
D’autre part, avais-je envie de ses confidences ? Tant de gens déjà m’écrivaient leurs peines en long et en large. Ma capacité à supporter la douleur d’autrui était au bord de la rupture. De plus, la souffrance d’un soldat américain, cela prendrait de la place. Contiendrais-je un tel volume ? Non.
Melvin Mapple avait sûrement besoin d’un psy. Ce n’était pas mon métier. Me mettre à la disposition de ses confidences serait lui rendre un mauvais service, car il se croirait dispensé de la thérapie dont six années de guerre avaient dû engendrer la nécessité.
Ne pas répondre du tout m’eût paru un rien salaud. Je trouvai une solution médiane : je dédicaçai au soldat mes livres traduits en anglais, je les empaquetai et les lui postai. Ainsi, il me sembla avoir fait un geste pour le sous-fifre de l’armée américaine et j’eus ma conscience pour moi.
Plus tard, je songeai que l’absence de censure militaire s’expliquait sans doute par la récente élection de Barack Obama à la présidence ; certes, il n’entrerait en fonction que plus d’un mois après, mais ce bouleversement devait déjà produire ses effets. Obama n’avait cessé de prendre position contre cette guerre et de déclarer qu’en cas de victoire démocrate, il rappellerait les troupes. J’imaginais le retour imminent de Melvin Mapple dans son Amérique natale : mes fantasmes le voyaient arriver dans une ferme confortable, entourée de champs de maïs, ses parents lui ouvrant les bras. Cette idée acheva de m’apaiser. Comme il n’aurait pas manqué d’emporter mes livres dédicacés, j’aurais indirectement contribué à la pratique de la lecture dans la Corn Belt.